Illustrations de deux drapeaux craquelés et d'une personne essayant de trouver une solution avec le titre de l'article

Une commission mixte paritaire suspendue, un régulateur dans l’attente… pourquoi le projet de loi « Sécuriser et réguler l’espace numérique » n’est-il toujours pas adopté ?

L’intrication entre le droit français et le droit européen regorge parfois de zones d’ombre. Ceux qui s’intéressent à la mise en œuvre du règlement sur les services numériques (ci-après DSA, abréviation de Digital Services Act) et au projet de loi SREN (Sécuriser et Réguler l’Espace Numérique) s’interrogent probablement sur le calendrier surprenant de ce dernier.

Si le 17 octobre 2023, l’Assemblée nationale a bel et bien adopté le projet de loi SREN et que le ministre du Numérique de l’époque évoquait alors une finalisation du texte avant la fin de l’année, ce vote est suspendu, et ce, malgré l’entrée en application du DSA le 17 février 2024.

Comment expliquer une telle inertie ?

Elle trouve sa source dans une procédure du droit européen connue sous le nom d’« avis circonstancié ». En vertu de la directive 2015/1535, la Commission européenne peut émettre un avis circonstancié lorsqu'un projet de texte est susceptible de créer des obstacles, notamment à la libre prestation de services (art. 6 § 2 de la directive 2015/1535). L’avis circonstancié vise alors à obtenir la modification du projet proposé afin d'éliminer ces obstacles.

I – Exposé de la procédure d’avis circonstancié

A / Principes de la procédure d’avis circonstancié pour les projets de texte en lien avec les services de la société de l’information

Une procédure d’information à l’égard de la Commission européenne est prévue la directive 2015/1535 dès lors qu’un État membre prépare un projet de règle visant les services de la société de l’information. La notification reçue, la Commission dispose alors d’un délai de trois mois pour évaluer les dispositions afin, éventuellement, d’émettre un avis circonstancié. La Commission émet un tel avis lorsqu’elle considère que la mesure notifiée pourrait « créer des obstacles à la libre circulation des services où à la liberté d’établissement des opérateurs de services dans le cadre du marché intérieur » (art. 6 § 2 de la directive 2015/1535).

L’émission d’un avis circonstancié affecte à la fois le fond du texte et sa procédure d’adoption. En ce qui concerne le fond d’abord, l’avis circonstancié requiert la prise en considération par l’État destinataire des précautions et observations émises. L’État doit également informer la Commission des actions prises à l’égard de l’avis et lui communiquer, dès son adoption, le texte définitif (art. 5 § 3 de la directive 2015/1535). Pour la procédure ensuite, l’émission d’un avis circonstancié contraint l’État destinataire à repousser de quatre mois l’adoption du texte visé. C’est sous ces auspices que le projet de loi SREN a évolué.

B / Mise en œuvre de la procédure d’avis circonstancié dans le cadre du projet de loi SREN

De manière évidente, le projet de loi SREN vise bel et bien les services de la société de l’information dès lors qu’il traite spécifiquement des services de l’« espace numérique ». La France a donc notifié la Commission tout au long du parcours législatif de ce texte : lors de son dépôt par le Gouvernement, à la suite de son vote par le Sénat et, enfin, après son vote à l’Assemblée nationale.

Donnant suite à ces notifications françaises (effectuées les 24 juillet 2023 et 8 novembre 2023), la Commission européenne a considéré que ces textes soulevaient divers types de préoccupations quant à la libre circulation des services dans le cadre du marché intérieur. Elle a donc formulé deux avis circonstanciés accompagnés d’observations. Le premier concerne la version du projet de loi votée par le Sénat, quant au second, il porte sur la version votée par l’Assemblée nationale.

La France ayant notifié le texte voté par l’Assemblée nationale le 8 novembre 2023, le délai de quatre mois imposé par la directive 2015/1535 repousse donc toute adoption du texte au 11 mars 2024 au plus tôt. Il semblerait que la commission mixte paritaire devrait se réunir le 26 mars 2024. Elle devra impérativement prendre en compte les différents reproches soulevés par la Commission européen.

Frise de parcours du projet de loi SREN avec les dates liées aux avis circonstanciés

II - Principaux reproches avancés dans les documents de la Commission européenne

A/ Deux griefs fondamentaux retenus par les avis circonstanciés : mise au point sur les compétences législatives

Les avis circonstanciés de la Commission formulent des reproches similaires aux différentes versions du projet de loi SREN soumises à son examen. Parmi les problèmes soulevés figurent des rappels de principes essentiels de la directive 2000/31 relatifs au pays d’origine et aux mesures d’application générale et abstraite et les entraves à ces principes figurant au sein du projet de loi. Par ailleurs la Commission formule également des remontrances en lien avec le DSA, tant dans sa nature qu’à l’égard de son système de surveillance et d’application.

Pour l’ensemble de ces reproches, la commission mixte paritaire devra s’assurer d’avoir mis en œuvre les modifications nécessaires.

B/ Trois observations subsidiaires : mise au point sur la compétence des autorités françaises

Aux reproches acerbes de l’avis circonstancié s’ajoutent également trois observations. Tout d’abord, la Commission rappelle que le système d’injonctions habilitant les autorités compétentes nationales doit respecter les conditions énoncées à l’article 9 du DSA, notamment en ce qui concerne l’aspect transfrontière et les conditions minimales spécifiques à remplir pour qu’elles aient un caractère contraignant. Par ailleurs, la Commission semble considérer que les obligations d’identification des contenus à caractère pornographique imposées aux éditeurs de plateformes en ligne pourraient être contraires au principe d’absence d’obligation générale de surveillance établi à l’article 8 du DSA. Enfin, la Commission évoque le système de compétence des autorités prévu par le DSA en laissant entendre que les travaux liés aux les risques systémiques reviennent à la Commission européenne qui a seule compétence pour en assurer la mise en œuvre et la coordination. Elle en profite aussi pour insister sur l’harmonisation prévue par le DSA, particulièrement en ce qui concerne l’accès des chercheurs aux données, tel que décrit à l’article 40 du DSA.

Conclusion

Les avis circonstanciés adressés à la France ne sont pas les premiers reproches de la Commission dans le domaine du droit du numérique. En effet, déjà à l’été 2023, la France avait reçu une lettre acerbe de la part du Commissaire européen Thierry Breton en lien avec deux lois : celle liée aux influenceurs et celle portant sur la vérification de l’âge en ligne.

Les rappels à l’ordre se multipliant, le ton employé par la Commission européenne apparaît de plus en plus menaçant. La commission mixte paritaire, qui se réunira probablement à la fin du mois de mars, devra s’assurer de prendre en considération l’ensemble des observations et demandes formulées par ces documents. Dans le cas contraire, les autorités françaises s’exposeraient à l’ouverture d’une procédure contentieuse, conformément aux articles 258 et 260 du TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).

Cette succession d’avis circonstanciés doit inciter les autorités françaises à respecter davantage l’harmonisation européenne et à valoriser le travail européen plutôt qu’à tenter de l’imiter maladroitement.

Mise à jour du 6 mai 2024 :
Le 26 mars 2024, la commission mixte paritaire sur le projet de loi SREN s’est réunie et a été conclusive. Le projet de loi a ensuite été adopté par les deux chambres. Pour l’heure, le texte n’a pas encore été promulgué suite à la saisine du Conseil constitutionnel par le Rassemblement National et par La France Insoumise. De manière plutôt surprenante, les autorités françaises ont annoncé qu’elles ne comptaient pas notifier le texte final à la Commission européenne.


L'auteur tient à remercier à Antonin Decrulle pour ses recherches et sa relecture.